UN PEUPLE ET SA LANGUE
Extrait de L'arche, mensuel du judaisme français , N°518 - avril 2001 - pages 32 à 38
par Henri PASTERNAK
Le peuple
juif et la langue hébraïque entretiennent depuis trois millénaires une relation
extraordinaire : ils ont grandi ensemble, ils ont vécu une longue période
fusionnelle, puis des amours contrariés avec des séparations douloureuses et
des retrouvailles passionnées. Le nom même de la langue est significatif :
l'ivrit, c'est la langue de l'Ivri, de l'Hébreu - c'est-à-dire, selon
les étymologies, soit le descendant d'Éver (Éber, ancêtre d'Abraham), soit le
passeur qui vient d'au-delà (ever) le fleuve. Et dans la période
contemporaine, lorsque les pères fondateurs du sionisme ont recherché un
vocable pour désigner le « nouveau Juif » dont le destin serait lié à
celui de la renaissance d'Israël, c'est tout naturellement le mot Hébreu qu'ils
sont choisi. Lien passionnel donc, où la langue n'est pas un outil de
communication mais exprime la quintessence de la personne.
Comme
toute histoire d'amour, celle-ci a son roman des origines. Commençons donc par
le commencement. Le récit biblique attribue au patriarche Abraham des origines
chaldéo-mésopotamiennes ; de même, les racines de l'hébreu remontent à la
mère des langues sémitiques, l'akkadien, qui, venu de Mésopotamie, se répand
dans l'ensemble du Proche-Orient et se combine aux dialectes locaux. En terre
de Canaan, cela donnera l'hébreu pré-biblique dont les traces les plus
anciennes figurent dans les tablettes trouvées à Tell el-Amarna, qui datent du
quatorzième siècle avant l'ère chrétienne.
L'inscription
de Siloé découverte à la fin du siècle dernier et qui date de -700 environ,
relate le percement du tunnel commandé par le roi Ezéchias pour alimenter en
eau la ville de Jérusalem. Deux équipes d'ouvriers sont à l'ouvre, venait
respectivement de la ville et de la source. L'inscription décrit le moment
émouvant où les deux équipes se rejoignent : « .Alors que les
mineurs levaient le pic et qu'il n'y avait plus que trois coudées à percer, on
entendit la voix de l'un appelant l'autre. »
Un peu
plus tardifs, divers ostraca (pluriel de ostracon,
« huître » en grec : tesson portant des inscriptions) nous
renseignent à la fois sur la langue employée par leurs auteurs et sur les
problèmes auxquels ils font face. Ainsi un ostracon de Lakhish fait état
d'une correspondance entre un fonctionnaire nommé Hoshayahou et son « seigneur »
Yaosh, le commandant de Lakhish ; nous sommes à l'époque du prophète
Jérémie, lorsque le royaume de Juda est aux prises avec Nabuchodonosor.
Dans ces
documents, l'écriture est alphabétique avec des caractères proches du
phénicien. Mais la langue est celle de la Bible, telle que nous la connaissons.
Et pour cause : à cette époque, la codification des premiers chapitres du
texte biblique est déjà en cours. Aux passages les plus anciens, que
caractérise un rythme incantatoire (le Cantique de la mer, la prophétie de
Bilam ou le cantique de Déborah), s'ajoutent entre le - VIIème et le - VIème
siècle les magnifiques discours des prophètes. Cette langue évolue
naturellement au fil des siècles, et subit l'influence des autres langues de la
région. Influence renforcée par l'exil babylonien (-586), et sensible dans les
chapitres de la Bible qui ont été transcrits durant la période du Second Temple
(à partir de -538).
LA CANONISATION DE LA BIBLE
L'araméen,
langue dominante du Proche-Orient, se substitue progressivement à l'hébreu dans
l'usage quotidien. Le grec s'y ajoutera par la suite, principalement dans les
milieux aisés. Le livre de référence demeure cependant la Bible hébraïque.
Celle-ci connaît un long processus de canonisation, c'est-à-dire de définition
formelle de son contenu. Le canon de la Torah au sens strict du terme (les cinq
premiers livres de la Bible, ou Pentateuque) est sans doute antérieur à l'exil
de Babylone. Le canon des Prophètes daterait du début du IIIème siècle avant
l'ère chrétienne, et celui des autres écrits (Ktouvim) formant la
troisième partie de la Bible est intervenu plus tard encore.
Dans ce
processus de canonisation qui a duré plusieurs siècles, de nombreux textes ont
été écartés (certains trouveront place dans la version catholique de la Bible)
et d'autres, bien plus nombreux, ont été perdus à jamais. Les textes retenus,
au terme de ce processus, couvrent un millénaire de civilisation et sont donc
loin d'être homogènes par le vocabulaire et par la grammaire. L'ensemble,
cependant, forme un livre qui se lit d'un bout à l'autre et dont les diverses
composantes définissant la langue de la Bible.
Cette
langue, à vrai dire, ne s'appelle pas encore l'hébreu. Nommée chez Isaïe
« langue de Canaan », ou encore « langue juive »
c'est-à-dire langue du royaume de Juda, elle est désignée dans la littérature
talmudique par l'expression de « langue sainte » (il s'agit
alors de distinguer la langue biblique des idiomes en usage à cette époque).
Elle ne prendra son nom actuel que lorsque l'on aura pris conscience de son
unicité profonde, une unicité qui ne tient pas tant à sa structure syntaxique
qu'à sa fonction symbolique. L'appellation « hébreu » sera alors
adoptée pour désigner non pas telle ou telle couche linguistique mais la langue
du peuple juif dans sa continuité. L'hébreu porte la Bible, et est porté par
elle ; la langue et le livre, préservés par les Juifs à l'égal des joyaux
les plus précieux, leur serviront de viatique dans tous les pays où ils seront
dispersés.
UNE LANGUE VIVANTE
En Terre
d'Israël, nous l'avons vu, les dominations politiques et les influences
culturelles ont ôté à l'hébreu son rôle exclusif de moyen de communication.
Dans la vie quotidienne, les gens ont recours à d'autres langages. L'hébreu ne
disparaît pas pour autant, aussi longtemps que les Juifs sont majoritaires dans
le pays et entretiennent le désir d'y restaurer leur indépendance. Il semble
même qu'il se transforme et s'enrichisse des apports des autres langues. Les
manuscrits de la mer Morte - découverts il y a un demi siècle, et qui font
toujours l'objet d'études et de controverses - indiquent qu'à la fin de la période
du Second Temple, il y a deux mille ans environ, la langue biblique classique
coexiste, au moins sous forme écrite, avec un hébreu plus moderne. Ce dernier
nous est connu sous le nom d' « hébreu de la Mishna », du
nom du code de la Loi juive dont la rédaction finale date de la fin du deuxième
siècle de l'ère chrétienne. Les experts considèrent aujourd'hui que cet hébreu,
quoique considéré comme « la langue des Sages », a encore à ce
moment-là les caractéristiques d'une langue populaire. Cependant, le poids
croissant des communautés diasporiques relativement au nombre des Juifs
demeurant en Terre d'Israël, puis l'écrasement par Rome des dernières révoltes
juives, mettent un terme à cette évolution. La Guémara, le commentaire
de la Mishna compilé entre le troisième et le cinquième siècle et qui
avec elle constitue le Talmud, est rédigée en araméen. Avec la perte de
l'autonomie juive en Terre d'Israël, la langue hébraïque semble avoir perdu son
caractère de langue parlée.
L'hébreu
reste pourtant, contre toutes les apparences, une langue vivante. Tout au long
du Moyen Age il fait l'objet des études des savants juifs. Ceux-ci le dotent
d'une grammaire, jusque-là inexistante - ou, plus exactement ils dégagent des
règles grammaticales latentes dans les textes anciens, qui permettront de mieux
lire ces textes. et d'en écrire de nouveaux. Les savants juifs développent
aussi des systèmes de vocalisation, dont le système dit de Tibériade, inventé
au VIIIème siècle, qui s'imposera dans l'ensemble du monde juif.
Car l'écriture
de l'hébreu ancien n'indiquait que les consonnes. Procédé économique et
logique, lorsque tout un chacun savait prononcer les mots. En cas de doute,
quelques ajouts de lettres (présents déjà dans l'hébreu biblique) permettaient
de résoudre le problème. Mais lorsque l'hébreu cessa d'être une langue parlée,
la question devint critique : on ne savait plus comment prononcer à coup
sûr - et, pire encore, raison de l'existence de nombreux doublons, le sens même
des mots pouvaient prêter à confusion. On imagina donc des symboles, placés à
côté des lettres ou sous elles, destinés à combler ce manque (1). Cette
vovalisation obéissait à des règles qui constituaient un sous-ensemble de la
grammaire hébraïque. Le texte biblique lui-même fut vocalisé rétroactivement (à
l'exception des rouleaux de la Torah, qui conservent leur forme originelle) et
on ajouta des signes nécessaires à la cantilation. Ainsi, grâce au travail des
massorètes (du mot hébraïque massora, tradition), l'hébreu fut à la fois
renforcé dans sa structure traditionnelle et enrichi de règles qui facilitèrent
sa transmission.
POÈMES RELIGIEUX ET POÉSIE ÉROTIQUE
L'histoire
d'amour qui unit le peuple juif à la langue hébraïque prend alors tout son
sens. Exilés de leur terre mais ne cessant d'espérer le retour à Sion, les
Juifs s'accrochent à leur langue comme à un symbole identitaire. Non seulement
ils prient en hébreu trois fois par jour, non seulement les textes sur lesquels
repose leur culture sont écrits principalement en hébreu (plus une partie en
araméen, l'ancienne langue populaire devenue paradoxalement une sorte
d'extension savante de l'hébreu), mais ils continuent de correspondre en cette
langue d'un pays à l'autre.
Et ils
continuent de créer en hébreu. Des poèmes religieux, dont certains (les pyoutim)
prennent une forme rituelle très élaborée et d'autres, comme ceux de Yehouda
Halévi, sont des merveilles de fraîcheur. Des poèsies profanes aussi, avec ces
chansons à boire et ces poèmes érotiques qui se multiplient dans l'Espagne de
l'Age d'Or. Des textes philosophiques et scientifiques en grand nombre, qui
couvrent toutes les disciplines alors à l'honneur. Des commentaires
rabbiniques, des traités de pensée juive, des chroniques, des ouvres de
fiction. En un mot, une littérature qui s'étend sur des siècles et qui, par son
abondance, sa variété et sa qualité se compare favorablement à la littérature
produite durant cette même période par n'importe quel peuple. Avec cette
différence que le peuple juif demeure dispersé, et que les persécutions d'une
part, la pression de l'environnement d'autre part, réduisent peu à peu le champ
où s'exerce l'influence de l'hébreu.
UN COMPAGNON SECRET
On a pu
dire, cependant, de l'hébreu ce que l'on a dit du shabbat : les Juifs
l'ont conservé, et il les a conservés. Langue de culture et de religion, de
communication et de réflexion, il est demeuré l'axe central de la continuité
juive. La lettre hébraïque a toujours exercé sur les Juifs une fascination qui
n'a guère d'équivalent dans les autres cultures. Cela résulte, certes, de la
sainteté accordée à ces lettres porteuses du message divin ainsi qu'aux mots
qu'elles composent. Mais il y a là bien plus qu'un attachement religieux au
sens courant du terme.
L'hébreu
représentait ce dont les Juifs étaient privés depuis des générations : la
capacité d'exprimer eux-mêmes sans entraves, leurs propres termes, un rapport
au monde. Quel que fût le comportement de ses voisins non-juifs - bienveillant
ou hostile, respectueux ou méprisant -, le Juif ne redevenait pleinement lui-même
qu'au moment où il rentrait dans son foyer, dans sa synagogue, dans sa salle
d'étude. L'hébreu lu, prié ou chanté était alors son compagnon secret. Une
véritable histoire d'amour.
On
attribue fréquemment le renouveau de la langue hébraïque à la renaissance de
l'Etat d'Israël. Il y a là une grande part de vérité : l'existence d'un
centre où l'hébreu se parle, se vit et se transmet a joué sans aucun doute un
rôle essentiel pour cette langue - et pour le patrimoine dont elle est
porteuse. Cependant, on peut en partie retourner la proposition. La volonté de
raviver la source hébraïque du judaïsme, le désir de créer en hébreu une
nouvelle littérature embrassant tous les sujets, l'aspiration naïve à un nouvel
homme « hébreu » affranchi des chaînes de l'exil : autant
d'expressions d'un renouveau qui ont précédé le sionisme politique et sont
indissociables de ses progrès ultérieurs. En ce mois où les Juifs d'Israël et
du reste du monde commémorent la renaissance de l'État juif, il était donc
nécessaire de rappeler cette autre histoire d'amour que chaque Juif porte dans
son cour.